Société d’art et d’Histoire du Mentonnais

Jean-Marie Trenca et la naissance de l’Église Réformée de Menton

L’implantation du protestantisme à MENTON
dimanche 9 août 2009 par bergio

On pourrait penser que l’implantation du Protestantisme à Menton serait due au seul apport des touristes et visiteurs étrangers. Or, il n’en est rien : l’événement s’inscrivit dans une dynamique totalement mentonnaise et prit souvent la forme d’une série d’événements fortuits, presque anecdotiques [1]
Jean-Marie Trenca (1814-1900) est certes moins connu que son cousin Charles qui présida le gouvernement des Villes Libres de Menton et de Roquebrune dès 1848. Toutefois son rôle fut important pendant les journées décisives de la « Révolution anti-monégasque », mais aussi lors son commandement dans la garde nationale

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Jean Marie TRENCA

Nous sommes en 1851 et un événement fondateur pour la vie de Jean-Marie Trenca va se jouer au cœur de la cité : il était au marché et conversait avec un officier du détachement piémontais qui assurait la protection des « villes libérées », quand un colporteur s’approcha qui vendait des Nouveaux Testaments. L’officier en acheta deux et en offrit un au jeune Mentonnais. L’épisode qui suit montre que la lecture de ce Nouveau Testament travailla en profondeur la vie intérieure de celui-ci. [2]

Le 21 janvier 1852, Trenca monta à Sainte-Agnès pour la fête patronale et il entendit des critiques de trois jeunes touristes sur « la dimension païenne » (sic) de la cérémonie religieuse. Il se mêla à leur conversation pour dire son accord. On lui demanda alors s’il était Protestant et il répondit qu’il ignorait tout de cette confession, que sa foi était dans ce Nouveau Testament qu’il leur exhiba. Il fut séance tenante invité à un culte privé hebdomadaire qui se tenait au domicile de l’un d’eux. Pendant une pleine saison, il y participa. Le groupe grandit et Jean-Marie Trenca devint l’un de ses animateurs, quelquefois son prédicateur. Pour se former, il noua des contacts avec le pasteur de Nice, mais aussi avec celui de San Remo en résidence à Vallecrosia.
 [3]

Cette « conversion » (sic) de Jean-Marie Trenca eut un certain retentissement en Europe puisque, 9 ans après seulement, on pouvait lire le passage suivant dans une publication suisse que j’ai pu consulter : « À Menton, Jean Trenca, le chef de la garde nationale, auquel ses concitoyens portaient une estime particulière pour sa noblesse d’âme, sa franchise et son courage, arriva de cette manière à la foi de la Réforme, sans jamais avoir eu de contacts avec des Protestants, et pour avoir trouvé dans la lecture de l’Évangile la satisfaction à tous les besoins de son âme […] ». [4]. Cette mention, bien dans le style romantique de l’époque, est en partie fausse : d’une part, le passage de la lecture du Nouveau Testament à une identification à la Réforme ne se fit pas spontanément, mais impliqua un dialogue avec des Protestants de passage lors de la journée de Sainte-Agnès ; d’autre part, le capital de sympathie que Jean-Marie Trenca s’était acquis lors des journées révolutionnaires de 1848, s’était quelque peu érodé : son désir du rattachement de Menton au Royaume Sardo-Piémontais, puis sa conversion au Protestantisme, irritèrent certains Mentonnais, y compris dans la Garde Nationale. Toutefois cet article suisse, tel qu’il est, n’en témoigne pas moins du retentissement de l’événement bien loin de Menton.

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Le temple protestant aujourd’hui

L’Église Évangélique locale grandissait par l’adhésion de Mentonnais dont certaines personnalités très connues (plus de 80 personnes aux cultes hebdomadaires) ; les lieux des réunions variaient d’un domicile privé à l’autre, dont celui de Trenca. Celui-ci chercha donc du renfort car il ne pouvait plus suffire et il s’inquiéta d’un terrain pour construire un temple.

En ce qui concerne les hommes, à partir de 1856, Trenca reçut pour quelques mois le renfort de Louis Vulliemen, un pasteur suisse, féru d’histoire, qui se soignait à Menton. Trenca épousa sa fille Anna l’année suivante. Toutefois, dès 1862, le tout jeune pasteur Jules Delapierre se proposa. Il avait 26 ans et exercera son service à Menton pendant 48 ans !

Il n’y avait pas alors d’enseignement laïque, c’est pourquoi une école primaire fut créée par la jeune communauté au 3e étage d’un immeuble de l’actuelle partie basse de la rue de la Marne ; elle fonctionnera, avec près de 70 élèves, jusqu’à la guerre de 14-18. Pour son culte et ses activités, l’Église louait maintenant un local assez inadapté, rue Piéta.

Toutefois le rêve d’un temple hantait Jean-Marie Trenca. Déployant une énergie considérable, il réussit à mobiliser financièrement, pour le sixième des dépenses prévues, les membres de l’Église locale ; pour le reste, Trenca obtînt l’appui de beaucoup de personnalités françaises et étrangères. [5].
. En 1867, le terrain proche de l’actuel Hôtel de Ville fut acheté par une Société immobilière ad hoc formée de Jean-Marie Trenca, le pasteur Delapierre et Maurice de Pourtalès. Les travaux commencèrent aussitôt et le temple fut inauguré le 11 mars 1868 par le pasteur Delapierre, assisté des pasteurs du département et des pasteurs anglicans de la ville.

Pour en terminer avec Trenca, disons qu’il finit tragiquement sa vie en 1900 : presque impotent à la suite d’une chute dans sa villa de Garavan, il fut soigné à Lausanne où il mourut sans avoir retrouvé sa pleine mobilité. Incinéré, il fut enseveli dans cette ville, dans la tombe de son beau-père.

Revenons à l’Église locale : phénomène totalement mentonnais et intégrant surtout des habitants de la cité, modestes ou plus connus. [6], la communauté protestante s’enrichit bien sûr de membres étrangers au fur et à mesure que se développait le tourisme international. Ce même tourisme favorisa l’implantation d’Églises-Sœurs pour ceux qui ne parlaient pas le Français : deux chapelles anglicanes (à Garavan en 1860-62, au bas des actuels jardins Biovès en 1867), une Église écossaise (près de l’ancienne Poste, en 1889-91), une Église de langue allemande (dans le quartier de l’actuelle gare vers 1880).

Pourtant, un archaïsme persistant accompagnait cette Église mentonnaise : elle était née au temps de la relative indépendance de Menton-Roquebrune ; elle n’était donc alors rattachée à aucune Union nationale d’Églises et portait le nom de « Église Évangélique de Menton », sans lien institutionnel avec quiconque. Cette situation aurait dû cesser lors du rattachement de la ville à la France ; or il n’en fut rien et cette trace des conditions de sa naissance subsista très longtemps. Ce ne fut que dans les années 1950 que, grâce au patient travail d’explication du pasteur Pierre Evrard, la communauté décida de rompre son isolement et de devenir membre de l’Église Réformée de France, mettant ainsi fin à la vieille histoire héritée des Villes Libres. Elle demeura donc longtemps l’un des derniers témoins d’un moment important de la vie de la cité mentonnaise.

Nous sommes en 2008 et, malgré de fréquentes visites à ma famille, je vis loin de Menton depuis plus de 50 ans. La communauté Réformée a dû beaucoup changer par l’apport massif des « immigrés » d’Europe du Nord. Je ne suis pas sûr qu’elle conserve une forte mémoire de Jean-Marie Trenca son fondateur et de l’histoire particulière de Menton qui favorisa son éclosion. C’est désormais à l’historien que revient la tâche de mettre en évidence l’une des retombées inattendues de la « Révolution » que connurent Menton et Roquebrune.

Jean Ansaldi
Pasteur
Doyen honoraire de la Faculté de Théologie de Montpellier

[1.[[1- J’ai pu, il y a de nombreuses années, compulser les archives de la paroisse réformée de Menton en compagnie du regretté pasteur Prunet. Je m’inspire aussi d’un travail de Gaston Plagnes publié en trois parties dans la Revue Ensemble, entre 2000 et 2003. On trouvera enfin un intéressant aperçu dans un article de Jean-Louis Caserio, s’inspirant d’un inédit de Marcel Firpo, « Jean-Marie Trenca et la révolution mentonnaise » in Ou Païs Mentounasc, 1998, n°86

[2.- Cet officier piémontais était probablement protestant : il y avait, et il y a toujours, une importante implantation de la Chiesa Evangelica Valdese dans les montagnes du nord-ouest de Turin. D’origine provençale, ses membres avaient fui les persécutions en s’implantant dans le Queyras français et/ou le versant piémontais, selon le degré de tolérance du moment des responsables politiques locaux. De leur origine, ils avaient conservé l’Occitan provençal pour leur parler quotidien et avaient adopté le Français comme langue liturgique

[3Ne pas oublier que Nice, comme San Remo, appartenaient alors au Royaume Sardo-Piémontais.

[4Revue Le chrétien évangélique, 1861, p 198

[5Les carnets à souche des reçus, toujours consultables, attestent que les dons venaient de tous les pays d’Europe. Parmi les donateurs, 36 nobles de haut rang. Ces détails sont uniquement donnés ici pour montrer l’audience de Jean-Marie Trenca

[6Comme les familles Laurenti par exemple et de Pourtalès