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La prud’homie de pêche de Menton aux XIXe et XXe siècles
Par Olivier Vernier
Lors de la Journée d’Etudes Régionales de la SAHM du 9 octobre 1999, Olivier Vernier, professeur à l’Université de Nice- Sophia Antipolis, présenta une communication ayant pour titre « Une juridiction singulière entre archaïsme et modernité : La prud’homie de pêche. L’exemple de Menton aux XIXe et XXe siècles. » Le texte intégral a été publié dans les Actes de la JER (volume 3 ; 2000)
Nous avons sélectionné quelques extraits pour les lecteurs du Païs Mentounasc.
L’histoire de cette juridiction professionnelle qui ne concernera en fait les rivages mentonnais qu’au XIXe siècle, remonte avec certitude au Moyen Age, même si certains ont pu voir un lointain antécédent dans les juges nautoniers de l’Ancienne Grèce et de la Phénicie.
Si l’on tente de prendre l’exemple mentonnais au statut lui-même particulier- en raison des changements de souveraineté du XIXe siècle- se dégagent l’archaïsme de l’organisation puis la modernité des missions.
Le maintien du organisation archaïque
La Révolution française, non seulement, maintient cette institution mais par décret du 8 octobre 1790 confirme son organisation qui demeure, en fait, celle approuvée par les lettres patentes du 4 octobre 1778. On a ainsi, un des seuls exemples d’extension d’une institution juridictionnelle locale au système national En effet, la loi du 12 décembre 1790 autorise la création de semblables juridictions dans les ports qui en feraient la demande par les soins des municipalités.
Mais, c’est surtout le Consulat qui permet, par la loi du 12 juillet 1801, la fondation des prud’homies des Alpes-Maritimes : à Nice, Villefranche et Menton. Comme l’a montré Jean-Louis Caserio dans sa thèse d’histoire du droit, les autorités communales reconnaissent l’utilité d’un tel organisme « pour la police des pêcheurs et pour l’ordre de l’inscription » Autre singularité, elles continuent de fonctionner, suivant la législation française malgré le retour des territoires sous souveraineté savoisienne ou ici, monégasque. Ce qui n’est pas pour déplaire à ces sociétés à l’identité fortement marquée et confrontées à ces changements de souveraineté et à leurs conséquences juridiques.
Archaïque, l’organisation l’est assurément, si l’on songe que l’on retrouve aux XIXème et au début du XXème siècles, l’institution avec des principes et des règles quasiment inchangés depuis le début du XVème siècle.
Les patrons-pêcheurs ne doivent remplir que deux conditions : la propriété d’une barque et l’exercice de la profession depuis quelques années (un an selon le texte de 1859). Jusqu’au décret, la condition de nationalité française n’est pas exigée, mais à la différence de Marseille, avec les Catalans, seuls des Mentonnais ont accédé à cette magistrature1. La pratique montre que le pouvoir juridictionnel est exercé par de véritables dynasties familiales appartenant aux sociétés littorales et ancrées naturellement dans les quartiers des ports. A l’ombre du bastion, on retrouve de 1801 à la Première Guerre, les pescaïrizé Carbone, Médecin ou Marzé. évoqués par Marcellin Garibbo, dans un article sur les gens de mer publié dans le Bulletin de la Société d’Art et d’Histoire du Mentonnais (n°20-1981). Ces pêcheurs en moyenne une vingtaine de familles dans les années 1880-1890 seront longtemps administrés et jugés par des dynasties. La pérennité est de règle : ainsi, Antoine Médecin exercera les fonctions de premier prud’homme de 1930 à 1950.
L’élection des prud’hommes se fait verbalement « à haute voix » et à mains levées « car tel donnerait son suffrage par la voie cachée du scrutin à un homme mal famé, qui n’oserait pas le nommer, ni le proposer à haute voix, dans la crainte de se déshonorer » dit-on souvent dans l’enceinte de la juridiction
On se trouve en fait dans une société longtemps caractérisée par l’illettrisme, ce qui explique l’oralité de la procédure.
Trois prud’hommes sont normalement élus dont le premier remplit les fonctions de président du tribunal. Or, à Menton, la tradition veut que les prud’hommes choisissent eux-mêmes leurs successeurs, ce qui surprend les observateurs mais les autorités maritimes doivent s’incliner devant une dépêche ministérielle du 10 juin 1882 qui incite au respect de cette coutume. Après le décret de 1859, des prud’hommes suppléants sont élus. A Menton, la désignation d’un prud’homme suppléant semble suivre le sort commun des autres magistrats : ainsi, de 1924 à 1935, Charles Bonfiglio occupe sans discontinuer ce siège. En fait, l’agent administratif de la juridiction est le secrétaire-archiviste-trésorier au rôle majeur. A peine ces magistrats pouvaient-ils signer les actes ; et les registres ne sont paraphés, encore au début du siècle, que par le seul secrétaire qui porte à Menton le titre également d’archiviste, c’est le cas pour Louis Corras en 1952.
Magistrats d’exception et même ici encore plus singuliers, les prud’hommes sont bien des magistrats au regard des textes. Au XIXème siècle, la jurisprudence de la Cour de Cassation reste constante depuis l’arrêt de principe du 19 juin 1847 qui leur reconnaît la qualité de magistrat de l’ordre judiciaire. Quant à la procédure, elle renferme aussi un archaïsme officialisé par l’article 17 du décret de 1859. Aucun pourvoi n’est possible contre leurs jugements ; il n’ y a donc ni appel, ni révision, ni cassation. Ils peuvent néanmoins être pris à partie affirme la Cour d’appel d’Aix le 16 juin 1904. Certes, le décret-loi du 7 février 1935 explicite les conditions de cette procédure mais celles-ci sont strictes (et rarement réunies) : il doit y avoir dol, fraude, concussion ou faute lourde professionnelle.
Tous les pouvoirs politiques locaux ainsi que les autorités judiciaires nationales à l’époque contemporaine confirment cette situation exorbitante du droit commun et encore plus singulièrement à Menton. En effet, s’il existe un Conseil maritime du Prince compétent pour les questions de pêche, on retrouve les prud’hommes membres du Conseil et après 1848, ils continuent, dans les villes libres de Menton et de Roquebrune sous le protectorat sarde, leurs missions régies par les textes français.
C’est en raison de la diversité des missions, missions traditionnelles, mais aussi missions modernes que la prud’homie bénéficie de ce statut. Les premières missions avaient fait déjà l’objet d’un vibrant discours du député de l’Orne Renault-Morlière devant le Conseil des Cinq-Cents. Les prud’hommes jouent alors un rôle appréciable dans le domaine militaire en fournissant des matelots, ce que proclament les édiles mentonnais en l’an XI, en approvisionnant les unités, ou en portant des dépêches. Dans le domaine de la marine marchande, ils peuvent procurer une assistance en organisant les secours. Mais déjà certaines missions témoignent d’un modernisme appréciable.
L’émergence du modernisme des missions
Ces missions s’exercent dans trois domaines pour lesquels cette personne morale reçoit une véritable mission de service public : le droit des épaves, la police de la navigation mais surtout celle de la pêche.
Le droit des épaves, ces cadeaux de Neptune, pour reprendre l’expression des juristes de l’ancien droit est exercé sous le contrôle de l’administration maritime. Il est étroitement lié à la question des naufrages. En effet, ce sont les prud’hommes pêcheurs qui sont chargés d’avertir les autorités maritimes de la découverte d’épaves sur le littoral de Garavan au Cap Martin, leur limite de juridiction s’étendant jusqu’au Cap d’Ail. Les registres tenus par les quartiers maritimes montrent la diversité de ce que les flots déposent. Depuis, hélas, les corps humains et les pièces anatomiques de ceux que la vie a lassés ou qui ont été victimes de circonstances dramatiques jusqu’aux caisses de produits divers. Ces denrées semblent s’échouer particulièrement pendant les périodes de conflit : les ballots de suif, de valeur certaine, sont ainsi très nombreux de 1917 à 1919. Des cargaisons de contrebandes en raison de la proximité de la frontière et des nécessités du rationnement, surtout dans les années de pénurie de l’après-guerre (alcools et cigarettes) s’échouent parfois sur la plage de Cabbé ou dans la baie. La mission d’estimation des épaves qui incombe aux prud’hommes mentonnais doit les laisser parfois perplexes, tels ces six madriers en pitchpin « sauvetés » en 1917 par des tirailleurs sénégalais en convalescence, cette embarcation de pêche échouée à Garavan en 1918 et provenant vraisemblablement d’une évasion de détenus militaires depuis Calvi ou encore ce billard russe en chêne et acajou sauvé en 1960 à un mille de la cité. Ils assistent également aux ventes aux enchères de bois échoués sur la rive, procédure fréquente au XIXème siècle : ainsi sur celle de la Buse, à Roquebrune le 16 novembre 1849.
Les prud’hommes attestent de l’identité des sauveteurs, ce qui est important car parfois, certaines épaves (embarcations et instruments de pêche) sont remises aux sauveteurs. Mais, souvent, ceux-ci, à Menton, renoncent à toute gratification personnelle qui est versée alors à la caisse de secours. Ce qui démontre la solidarité réelle de ce milieu professionnel confronté aux risques et à la précarité, moindres, il est vrai, que sur le littoral atlantique.
La police de la navigation connaît une évolution : la plaisance leur échappe précise la Cour de cassation en 1904 alors que le long du littoral croisent et mouillent des yachts de l’aristocratie et de la grande bourgeoisie du monde entier, tel le légendaire Namouna du magnat de la presse américaine Gordon-Benett qui inspira le chantre mentonnais Jaouselet Macarri. A partir de la loi du 17 décembre 1926 portant code disciplinaire et pénal de la Marine, les prud’hommes peuvent être habilités, sous l’autorité de l’Administrateur des Affaires Maritimes, et de son représentant local , le syndic des gens de mer à dresser procès-verbaux transmis au tribunal de simple police de la ville. La constatation des infractions témoigne de l’évolution des activités maritimes et de la prise de conscience des activités pouvant occasionner un risque pour l’homme : échouement de yachts (fort rare), pratique du ski nautique trop près des côtes ou navigation sans feux. Dans ce dernier domaine, la période de l’immédiate avant-guerre offre des situations dignes d’un roman d’espionnage ou d’un scénario filmatographique tel l’arraisonnement à l’Est du Cap Martin, le 30 juillet 1939 d’une barque à moteur avec « trois marins pêcheurs italiens et un valet de chambre italien parlant le français et l’allemand mais avec des ustensiles de pêche flambant neufs » expertisés par les prud’hommes et « a bord, des fruits et des petits de luxe que les pêcheurs ne mangent pas d’habitude »...
La police de la pêche demeure en fait la mission principale de ces magistrats. La pêche à pied (sous ses diverses formes : cueillette, lignes ou filets) reste très pratiquée dans les sociétés côtières jusqu’à la seconde guerre. Réguler la pêche côtière est l’autre fonction le long de ce littoral moins riche que ceux des arrondissements de Cherbourg, Brest, Lorient et Rochefort. Il s’agit de proscrire certaines techniques trop prédatrices et de protéger des espèces fragiles et déjà menacées.
Pour ce faire, la prud’homie est d’abord compétente pour attribuer, par tirage au sort, les cales de pêche avec interdiction pour les patrons pêcheurs de les revendre. Une équité est ainsi réalisée car l’on sait bien que certaines zones sont plus propices que d’autres. Aux XIXème et XXème siècles, les conflits sont nombreux pour interdire des pêches nuisibles à la faune et à la flore. L’action des prud’hommes est décisive dans l’élaboration d’une législation protectrice. Ce sont en effet les prud’hommes mentonnais qui inspirent l’ordonnance princière d’Honoré V du 2 mai 1827 sur la pêche. Les techniques de la pêche au gangui, et autres filets traînant sont dénoncées ; ils déracinent et enlèvent les herbes qui servent d’abri et de réduit aux poissons, rompent les lits de leurs frai et font périr ceux du premier âge. Ces techniques sont proscrites pendant les mois de mars, avril et mai « à peine de confiscation des filets ». Mais, Menton est aussi en avance sur la législation française puisque cette même ordonnance interdit de jeter des noix vomiques, des noix de cyprès et autres drogues pour servir d’appâts et d’empoisonner le poisson. Cette protection ne sera intégrée dans la législation française de la Seconde République que dans le décret-loi du 9 janvier 1852. Le changement de souveraineté après la Révolution de 1848 n’entame pas la conviction des prud’hommes de la cité. Le 21 mai 1848, ils écrivent, par l’intermédiaire du syndic de Roquebrune, au président du Grand Conseil leur « étrange surprise et celle du public de notre commune occasionnée pour la permission de la pêche de muge aux Monégasques sur le Cap Martin donné illégalement par M. le capitaine Gena (le commandant de la Marine) », ce mode de pêche est original puisqu’il se pratique « attaché aux rochers et perché sur un arbre »2. Les prud’hommes rappellent, fort opportunément, que le changement de souveraineté n’est pas toujours positif : « Quant il était question d’assigner le partage de cette pêche (pendant le gouvernement échu), tous les prétendants étaient appelés d’avance, du commun consentement, on tirait au sort le poste du Cap Martin et celui de Monaco, ce sort décidait le jour et le quantième devant échoir à un ou à l’autre et chacun savait à quoi s’en tenir. » Et les prud’hommes de conclure subtilement : « La providence nous a permis de changer de gouvernement pour changer de condition au mieux et non au pire »...
Les nouvelles techniques nées des progrès de la science font l’objet de la vigilance des prud’hommes de la Méditerranée : Les jets de cartouches explosives sont interdits en 1852, et l’emploi de la dynamite en 1891 ; elle est en effet, très utilisée lorsque par temps froid, la sardine ne monte pas à la surface des eaux. Mais, avec l’avancée du siècle et la mutation économique du Mentonnais intégrée dans la Côte d’Azur à la vocation d’accueil et de tourisme affirmée, la police de la pêche connaît de nouvelles difficultés. C’est ce qu’en 1955, les prud’hommes mentonnais confiaient au journaliste Paul Deverdun leurs craintes devant « l’accroissement considérable de ce sport moderne qu’est la pêche sous-marine », portant un préjudice certain au travail de ceux qui paient un rôle.
De surcroît, ils doivent être vigilants devant les comportements de certains pêcheurs italiens venus de San Remo qui n’hésitent pas, encore dans les années 1960, à armer des « dragueurs clandestins » et pratiquent une pêche pirate avec de grands chaluts.
Ainsi, quelques prémices du droit de l’environnement maritime codifié seulement à la fin du XXe siècle, sont posées par cette institution archaïque. Il faut néanmoins, évoquer pour conclure, une dernière singularité mentonnaise, la technique très prédatrice du lamparo autorisée sous le protectorat sarde. Il s’agit de l’utilisation d’une lampe de forte intensité disposée sur une hampe tendue hors d’une première embarcation. Le lamparo est dardé vers le fond pour attirer le poisson. Une seconde embarcation sans lumière avec à son bord un équipage nombreux, recueille le poisson dans un immense filet circulaire. L’Annexion reconnaît ce privilège en vertu de la « théorie des droits acquis » et en permet le maintien, en raison de la concurrence italienne. Ainsi, de 1928 à 1940, Menton fut le premier port français de pêche au lamparo avec huit équipages soit une cinquantaine d’hommes. En 1949, la pêche est prohibée sur le littoral des Alpes-Maritimes sauf à Menton où les pêcheurs, sous le contrôle des prud’hommes, continuent à vendre directement leur pêche. En 1963, l’Inscription maritime autorisa la poursuite normale de la pêche au lamparo dans les eaux du quartier de Nice (Théoule à Menton) malgré le décret d’interdiction et l’opposition interne des prud’homies. La rareté des bancs de poissons et le manque de membres d’équipages rendirent cette pêche résiduelle d’autant que les pêcheurs mentonnais furent contraints de contracter avec un mareyeur niçois pour la totalité du produit de leur pêche au lamparo. Là encore, la prud’homie de pêche éleva une solennelle protestation mais, cette fois ci, en vain...
1- Toutefois, l’Annuaire des Alpes-Maritimes de 1889 mentionne 20 patrons-pêcheurs mais six patronymes mentonnais ou du Comté de Nice dominent : Anfossi, Borfiga, Carbone, Luppi, Marsé et Médecin.
2- Arch. mun. Menton 2 F1 (1822-1861).La scène de pêche a été immortalisée par E.Lessieux dans son huile de 1884. Elle servira pour l’affiche touristique du PLM.
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